jeudi 19 janvier 2012

Projection et Interprétation




Combien de fois, dans la vie courante, entendons-nous en permanence : « Tu projettes!» « Il n’arrête pas d’interpréter!» Mais au fait, qu’en est-il de tout cela ? Le langage usuel utilise des termes qui sont courants dans nos officines de psychanalystes, mais parlons-nous tous bien de la même chose?


Projection est à première vue le simple nom dérivé de «projeter », est-ce la même chose?
Interpréter est le talent que l’on prête à l’acteur, est-ce la même chose?

Interpréter c’est raisonner juste, penser juste. Le psychanalyste doit en permanence se mettre, être, rester dans l’interprétation pour entendre le dicible et l’indicible de l’autre ; ce Moi intime qui flotte en permanence durant les séances. C’est cette qualité seule qui peut conférer à la séance la notion de neutralité bienveillante.

Projeter, c’est imaginer une qualité ou un défaut à partir d’un apriori qui est pratiquement toujours affectif et souvent présupposé de circonvolutions intellectuelles. De ce fait, projeter c’est pré-savoir, pré-vouloir, pré-penser.

Revoyons simplement nos classiques en reprenant les définitions que la psychanalyse en propose.

Interpréter: c’est le dégagement par l’investigation analytique, du sens latent dans le dire et les conduites d’un sujet. L’interprétation met à jour les modalités du conflit défensif et vise en dernier ressort le désir qui se formule dans toute production de l’inconscient. L’interprétation est au cours de la doctrine Freudienne. On pourrait caractériser la psychanalyse par l’interprétation, c’est à dire la mise en évidence du sens latent du matériel.

Projeter est un terme utilisé dans un sens très général en neurophysiologie et en psychologie pour désigner l’opération par laquelle un fait neurologique ou psychologique est déplacé et localisé à l’extérieur, soit en passant du centre à la périphérie, soit du sujet à l’objet. Dans le sens proprement psychanalytique, c’est une opération par laquelle le sujet expulse de soi et localise dans l’autre personne -ou choses- des qualités, des sentiments, des désirs, voire des objets qu’il méconnait ou refus en lui. Il s’agit d’une défense très archaïque et que l’on retrouve particulièrement dans la paranoïa mais aussi dans la superstition.

Plus simplement cela veut dire quoi ?

Interpréter est un art qui consiste à trouver et à donner le sens de la situation du moment, et ce n’importe quand. C’est ce à quoi se doit tout psychanalyste. « L’autre » en ce moment qui est l’analysant nous dit quoi, qui et ce qu’est la scène psychanalytique que nous jouons ensemble en ce moment.

Cela, sans qu’il soit besoin d’être psychanalyste, peut et doit être développé par tous au quotidien. Mais c’est là que nous retombons dans le piège de la projection. Comme le paranoïaque qui raisonne juste mais sur des prémisses affectives fausses, nous pensons interpréter  au  quotidien, en considérant que l’on donne du sens, alors qu’en réalité nous projetons en permanence nos désirs conscients et inconscients.
C’est le présupposé bien su, bien acquis, alors que cela n’est qu’un film que nous projetons sur l’autre : notre désir de voir les choses ainsi.

Mais alors sommes-nous en permanence dans le mensonge? Oui et non ! Même avec la meilleure volonté, ce que nous pensons être et avoir du sens, souvent ne l’est pas.

Je travaille depuis plusieurs années avec un groupe de médecins très soucieux de la pertinence de leur diagnostique. Il y en a un qui lors d’une séance me disait s’être assez fortement disputé le matin avec son épouse, puis est parti à son cabinet. Son premier patient était une femme. Je lui ai demandé comment s’était déroulée la consultation : «Très bien » m’a t’il dit, « Mais elle m’énervait, elle n’arrêtait pas de me poser des questions». Lorsque je lui ai demandé « Comme qui…? », son visage s’est métamorphosé sur le champ. « Comme ma femme », me dit-il interloqué.

Voici comment, combien, cela peut se passer au quotidien. Je vais continuer à développer un peu plus :

A l’école primaire: Madame Michou, très jolie femme, belle réussite sociale, « Un couple adorable ! » comme le disent tous les amis, amène Nicolas à sa maitresse Françoise qui exerce en CE2. « Nicolas a beaucoup de problèmes » dit Françoise quasiment depuis le jour de la rentrée. Pourtant, Nicolas est brillant, il a une belle plume et résout des problèmes des classes supérieures. Ce jour là Françoise n’en peut plus de souligner les faiblesses de Nicolas. Peut-être n’a-t-elle pas supporté ce nouveau tailleur qui va si bien à M Michou! Mais si on lui disait qu’elle est constamment dans la projection… Le croirait elle? Et nous combien de Françoise avons nous croisé? Avons nous le droit de dire que Françoise n’est pas «aidée»  par la nature ? Que son physique plus qu’ingrat malgré tous les efforts n’a jamais reçu d’approbation ? Et qu’elle développe un sentiment de jalousie esthétique, sociale et matérielle sur Madame Michou ? Et surtout que la première victime est Nicolas? Pourtant, M. et Mme Michou n’ont jamais eu de doutes sur les vertus et qualités de l’éduction nationale. Pauvre Nicolas !

Non loin de là, au tribunal, Pierre-Marie Cartoux juge, s’apprête à siéger ce matin. Il est de bonne humeur: catholique pratiquant, il a eu le temps de participer à une bénédiction à la cathédrale ce matin. Son costume est net, sa cravate offerte par sa femme ne dénote pas, il se sent bien dans ce qu’il est. Va entrer le prévenu. Il ouvre le dossier et voit qu’il doit juger un militant CGT pour outrage à agent, un différent sur la voie publique lors d’une manifestation qui aurait pu outrepasser justice. Il voit ainsi entrer Gérard, un homme grand barbu, chevelu, les yeux gris qui le regardent au fond des yeux. Me croiriez vous si je vous informe que la justice fut clémente avec Gérard? Il a écopé d’une amende de 500 € et de trois mois avec sursis.

Pierre-Marie Cartoux est-il dans la projection? Je vous laisse en … juger ;) A-t-il jugé en son âme et conscience? D’ailleurs qu’est-ce que cela signifie ? En tout cas que la justice raisonne sur des prémisses affectifs et cela est dangereux.

J’ai toujours été très observateur quant à la formation des juges, j’en ai eu sur mon divan et je peux vous assurer que ceux là étaient épris d’une justice bien faite, fondée sur la réelle interprétations des faits et non sur le présupposé bien fondé de leur pensée .
Alors comment être, comment faire ?

Le sage est-il le seul à percevoir la voie? Je pense que oui. Peut-être faut-il s’exercer au quotidien à ce discernement. Je pense analyser sincèrement la situation, mais...

Savoir interpréter, je pense que c’est un exercice humaniste auquel nous devons nous livrer chaque jour. Il est difficile car il doit nous obliger à dépasser nos visions affectives de l’autre, à écouter ce qui relève du conscient, de la pensée pleinement établie et de l’inconscient, mais également à surpasser ce que je suis et ressens là maintenant en ce moment.

C’est un art, exercice quotidien intimiste auquel nous devons nous appliquer. Mais cet art est ingrat car l’autre n’en saisi pas forcément le sens , donc un art qui n’a pas forcément de spectateurs, mais gratifiant pour celui qui l’exerce .

« Il ne me paraît pas suffisamment intelligent pour être fou »  Sacha guitry 

1 commentaire:

  1. Très interessant et passionnant votre article !

    merci pour toutes ces explications, et pour l'avoir vécu, pour le bien être de chacun je pense qu'il vaut mieux être dans "l'interprétation" plutôt que la "projection" !

    Mais comme vous le dites si bien, c'est un art ingrat car l'autre n'en saisi pas forcément le sens !

    Que cela ne nous empêche pas d'essayer ! ! !

    Au plaisir de vous lire bientôt !
    L.D

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